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me sentais réellement mieux, et qu’en risquant ma vie, je ne risquais que mon bien à moi.

Une demi-heure après, ma femme de chambre vint me rejoindre avec une lettre de Parrot, pleine de reproches tendres, de conseils furibonds, et finissant par une ordonnance en cas de récidive. Il s’embarquait une heure après, ne voulant pas venir me serrer la main. Mais j’étais bien sûre qu’on se raccommoderait au retour.

Je me préparai pour jouer L’Étrangère. Trois fois je perdis connaissance en m’habillant ; mais je voulais jouer quand même.

L’opium qu’on m’avait fait prendre dans la potion me laissait la tête un peu lourde. J’entrai en scène, inconsciente et charmée par l’accueil qui me fut fait. Je marchais dans un rêve. Je distinguais mal tout ce qui m’entourait. Je ne voyais la salle qu’au travers un brouillard lumineux. Mes pieds glissaient sans effort sur le tapis, et le son de ma voix me semblait lointain, très lointain. J’étais dans le vague délicieux que vous donne le chloroforme, la morphine, l’opium ou le hachisch.

Le premier acte se passa très bien. Mais au troisième, au moment où je racontais à la duchesse de Septmonts (Croizette) tous les malheurs que moi, Mistress Clarkson, j’avais eus dans ma vie, au moment où je commençai mon interminable récit, je ne me souvins plus de rien. Croizette me soufflait la phrase, mais je voyais remuer ses lèvres et je n’entendais rien. Alors, je lui dis tranquillement : « Si je vous ai fait venir ici, Madame, c’est que je voulais vous instruire des raisons qui m’ont fait agir… j’ai réfléchi, je ne vous les dirai pas aujourd’hui. »