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Quand je débutai, j’avais de la timidité, mais pas de trac ; je devenais parfois rouge comme un coquelicot quand mon regard croisait celui d’un spectateur ; j’étais honteuse de parler si haut devant tant de gens silencieux. Cela venait de mon éducation monacale ; mais je n’avais aucun sentiment de peur.

La première fois que j’eus la sensation réelle du trac, ce fut au mois de janvier 1869, à la septième, peut-être la huitième représentation du Passant. Le succès de ce petit chef-d’œuvre avait été colossal ; et mon interprétation de Zanetto avait charmé le public, et surtout les étudiants.

Quand je fis mon entrée ce jour-là, je fus soudainement acclamée. Je me tournai vers la loge impériale, croyant que l’empereur venait d’entrer dans la salle. Mais non, la loge était vide ; et je dus me convaincre que tous les bravos étaient pour moi. Je fus prise d’un tremblement nerveux, et une folle envie de pleurer me picotait les yeux.

J’eus un succès fou ce soir-là. Agar et moi fûmes rappelées cinq fois. Et à la sortie, les étudiants, rangés de chaque côté, me décernèrent trois bans.

Rentrée à la maison, je me jetai dans les bras de ma grand’mère aveugle, qui vivait chez moi : « Qu’est-ce que vous avez, ma petite ? — Grand’mère, je suis perdue, ils veulent faire de moi une " Étoile " et je n’ai pas encore assez de talent pour cela. Et vous verrez, on va me jeter à bas et m’assommer sous les bravos. »

Ma grand’mère me prit la tête et elle fixa le néant de ses grands yeux clairs sur mon visage. « Vous m’avez dit, ma petite, que vous seriez la Première dans votre carrière et, quand la chance se présente, vous avez peur ? Vous me semblez un bien mauvais soldat ! »