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veloppée de crêpe. Il y avait à peine huit ans que la guerre avait fauché nos soldats, ruiné nos espérances et humilié notre gloire.

Trois présidents s’étaient déjà succédé. Le vilain petit Thiers, à l'âme bourgeoise et perverse, qui avait usé ses dents à grignoter tous les régimes : la royauté de Louis-Philippe, l’empire de Napoléon III et le pouvoir exécutif de la République Française, n’avait guère pensé à redresser notre cher Paris courbé sous tant de ruines. Il avait été remplacé par Mac-Mahon, bon, brave et nul. Et Grévy avait succédé au maréchal. Mais Grévy était avare et trouvait toute dépense inutile pour lui, pour les autres et pour le pays.

Et Paris restait triste, gardant vivaces les lèpres que la Commune lui avait communiquées par le baiser de ses brasiers.

Et notre charmant Bois de Boulogne portait encore les traces des blessures que la Défense Nationale lui avait infligées. Et l’avenue des Acacias restait solitaire.


Je rouvris mes yeux pleins de larmes et, au travers de leur brouillard, j’entrevis à nouveau la triomphante vitalité qui m’entourait.

Je voulus rentrer de suite, car je jouais le soir pour la première fois et je me sentais en malaise et en désespérance.

Quelques personnes m’attendaient à Chester Square. Je ne voulus voir personne. Je pris une tasse de thé et me rendis au Gaiety Théâtre où nous allions pour la première fois affronter le public anglais.

Je savais déjà que j’étais élue favorite, et cela me glaçait de terreur, car je suis ce qu’on appelle une « traqueuse », j’ai le trac, le trac fou…