Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/444

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Vous voyez, vous êtes dans l’eau depuis deux heures, il faut réparer vos forces. Alors, vous prenez une épingle et vous piquez un œuf. Ainsi, fit-il, vous prenez votre morceau de sucre, vous le mangez, cela vaut un quart de viande. » Et, jetant la petite vessie crevée par-dessus bord, il plongea dans la caisse, en sortit un autre œuf et le rattacha à la ceinture. Il avait tout prévu.

J’étais pétrifiée. Quelques amis s’étaient rapprochés, espérant bien quelque folle équipée de « la Quenelle » ; mais ils n’avaient pas prévu celle-là.

M. Mayer, l’un de nos imprésarios, craignant un scandale par trop comique, éloigna la foule. Je ne savais si je devais me fâcher ou rire ; mais la boutade railleuse et injuste d’un de mes amis éveilla ma pitié pour cette pauvre Quenelle. J’eus la vision des heures passées à chercher, à combiner, enfin à fabriquer cette ridicule machine. J’eus de l’attendrissement pour l’amour inquiet qui avait présidé à l’éclosion de cet engin de sauvetage ; et je tendis la main à ma pauvre Quenelle, en lui disant : « Filez vite, le bateau va partir ! » Il baisa cette main amie et s’enfuit.

J’appelai mon intendant : « Je vous en prie, Claude, aussitôt que nous aurons perdu la terre de vue, jetez la caisse et son contenu à la mer. »


Le départ du bateau fut accompagné par les hurrah ! les Au revoir ! Bon succès ! Bonne chance ! les bras levés, les mouchoirs flottants, les baisers envoyés au hasard, dans le tas.

Mais ce qui fut vraiment beau, et un spectacle inoubliable, ce fut notre débarquement à Folkestone. Il y avait là des milliers de personnes et ce fut la première