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trion, et je fus envoyée dans le Midi. J’y restai deux mois. J’habitais Menton, mais j’avais fait mon quartier général au Cap Martin. Je m’étais fait dresser une tente à l’endroit que l’impératrice Eugénie choisit plus tard pour se faire bâtir une magnifique villa.

Je ne voulais voir personne et pensais que, vivant tout le jour sous la tente, si loin de la ville, pas un visiteur ne se hasarderait. Erreur ! Un jour, pendant que je déjeunais avec mon petit garçon, j’entendis s’arrêter subitement les grelots de deux chevaux conduisant une voiture.

La route surplombait notre tente, qui était à moitié cachée sous les arbustes. Tout à coup, une voix que je connaissais sans la reconnaître s’écria d’un ton emphatique de héraut d’armes : « Est-ce ici que loge Madame Sarah Bernhardt, sociétaire de la Comédie-Française ? » Nous ne bougeâmes pas. L’appel fut fait à nouveau. Même silence. Mais nous perçûmes le bruit de branches cassées, d’arbustes écartés ; et à deux mètres de la tente, la voix, qui s’était faite narquoise, recommença...

Nous étions découverts. Je sortis alors, un peu énervée. En face de moi, un homme vêtu d’un grand manteau en tussor, une lorgnette en bandoulière, un chapeau melon gris, une figure rouge, joyeuse, avec une barbiche en fer à cheval. Je regardai d’un air fâché ce personnage ni distingué ni commun, l’air... parvenu. Il souleva son melon : « Madame Sarah Bernhardt est ici ?... — Qu’est-ce que vous me voulez. Monsieur ?

— Voici ma carte, Madame...» Et je lus : « Gambard, Nice, villa des Palmiers.» Je le regardai, étonnée. Lui le fut plus encore en voyant que son nom ne me disait rien.