Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/426

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ah ! notre départ ! Il était cinq heures trente minutes. Je serrai la main à quelques amis. Ma famille, tenue dans la plus complète ignorance, n’était pas là. Et j’eus un petit serrement de cœur quand, après le cri de : « Lâchez tout ! » je me vis en une seconde à cinquante mètres de terre. J’entendais encore quelques cris : « Attention ! Revenez ! Ne nous la tuez pas ! » Et puis, rien… rien… La terre au-dessous, le ciel au-dessus… Puis, tout à coup, je suis dans les nuages. J’ai laissé Paris brumeux : je respire sous un ciel bleu, je vois un soleil radieux. Autour de nous des montagnes opaques de nuages aux crêtes irisées.

Notre nacelle plonge dans une vapeur laiteuse, toute tiède de soleil. C’est admirable ! c’est stupéfiant ! Pas un bruit, pas un souffle. Mais le ballon ne faisait presque aucun mouvement. Ce n’est que vers six heures que les courants arrière se firent sentir, et nous prenions notre vol vers l’est.

Nous étions à 1,600 mètres d’altitude. Le spectacle devenait féerique. De gros nuages moutonnés de blanc nous servaient de tapis. De grandes draperies orange frangées de violet descendaient du soleil pour s’aller perdre dans les nuages de notre tapis.

A six heures quarante minutes, nous étions à 2,300 mètres d’altitude, et le froid et la faim commençaient à se faire sentir.

Le dîner fut copieux, en foie gras, en pain frais, en oranges. Le bouchon de Champagne sautant dans le nuages eut un joli petit bruit estompé. Nous levâmes nos verres en l’honneur de M. Giffard.

Nous avions beaucoup bavardé ; la nuit avait recouvert ses épaules de son lourd manteau brun. Il faisait très froid. L’aérostat était alors à 2,600 mètres, et le