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Comme je me plaignais un jour à Victor Hugo de ne pouvoir jamais causer avec lui, il m’invita à déjeuner, me disant qu’après le déjeuner nous pourrions bavarder tous les deux, seuls. Je m’en fus ravie à ce déjeuner auquel assistaient : Paul Meurice, le poète Léon Cladel, le communard Dupuis, une dame russe dont je ne sais plus le nom, Gustave Doré, etc... En face de lui était Mme Drouet, l’amie des mauvais jours.

Oh ! l’horrible déjeuner ! que c’était mauvais, mon Dieu ! Et que c’était mal servi ! Puis j’avais les pieds glacés par le vent-coulis des trois portes sans bourrelets qui sifflait sous la table une lamentable complainte.

Près de moi était M. X..., socialiste allemand, qui est aujourd’hui un homme très arrivé. Cet homme avait des mains si sales... il mangeait si malproprement, que le cœur me soulevait. Je l’ai retrouvé à Berlin ; il est maintenant très propre, très correct et, je crois, très impérialiste.

Le malaise de ce voisinage, le froid aux pieds, l’ennui mortel firent de moi une loque incapable de lutter. Je perdis connaissance.

Quand je repris mes sens, je me trouvais étendue sur un canapé, une main dans celle de Mme Drouet, et en face de moi, prenant des croquis : Gustave Doré. « Oh ! ne bougez pas, s’écria-t-il, vous étiez si jolie ! » Cette phrase lancée si mal à propos me charma quand même, et je me prêtai au désir du grand dessinateur qui était de mes amis.

Je quittai la maison de Victor Hugo sans prendre congé de lui, un peu honteuse. Le lendemain, il vint chez moi. Je lui racontai je ne sais quelle histoire justifiant mon malaise, et je ne le revis plus qu’aux répétitions d’Hernani.