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le pain qu’on lui donnait, disant aux flots : « Il faut porter ça au p’tit... »

Ce poignant récit m’était resté en mémoire. Je voyais encore la femme, grande, avec sa cape brune surmontée d’un lourd capuchon.

Je travaillai avec acharnement à ce groupe. Il me semblait maintenant que j’étais née pour être sculpteur, et je commençais à prendre mon théâtre en mauvaise part. Je n’y allais que par devoir, et je me sauvais le plus vite possible.

J’avais fait plusieurs esquisses. Aucune ne me satisfaisait.

Au moment où, découragée, j’allais jeter à terre ma dernière esquisse, le peintre Georges Clairin, qui venait d’entrer, s’y opposa de toutes ses forces. Et mon brave ami Mathieu-Meusnier, qui était plein de talent, s’opposa ainsi que lui à la destruction de ma maquette.

Excitée par leurs encouragements, je décidai de pousser mon œuvre et d’en faire un grand groupe. Je demandai à Meusnier s’il connaissait une vieille femme très grande, très osseuse ; il m’en envoya deux qui ne me convenaient pas. Alors je m’adressai à tous mes amis peintres et sculpteurs, et pendant huit jours la Cour des miracles défila devant moi.

J’arrêtai mon choix sur une femme de ménage qui devait avoir une soixantaine d’années. Elle était géante et taillée à coups de serpe. J’éprouvai, en la voyant entrer, un léger sentiment de crainte. L’idée de rester seule des heures entières avec ce gendarme féminin me laissait une inquiétude. Cependant, quand je l’entendis parler, je fus calmée : une petite voix timide et des gestes effarouchés de fillette sauvage contrastaient avec la structure de la pauvre femme.