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teur est maître de son œuvre. » Alors, m’adressant à Bornier : « Eh bien, mon cher auteur, qu’est-ce que vous décidez ? « Le tout petit Bornier regarda le grand Émile Augier. Il y avait, dans ce regard quémandeur et piteux, la douleur de couper une scène à laquelle il tenait, et la crainte de contrarier un académicien au moment où il voulait se présenter à l’Académie. « Coupez ! Coupez ! sans quoi vous êtes foutu ! » répondit brutalement Augier, et il tourna le dos.

Alors, le pauvre Bornier, qui ressemblait à un gnome breton, s’approcha de moi. — Il se grattait désespérément, car le malheureux avait une maladie de peau qui le démangeait terriblement. — Il resta sans parler. Ses yeux interrogeaient mes yeux. Une anxiété poignante était peinte sur son visage.

Perrin, qui s’était rapproché de nous, comprit le petit drame intime qui se passait dans le cerveau du doux Bornier : « Refusez énergiquement, » me murmura-t-il. Je compris à mon tour et déclarai nettement à Bornier que, si on coupait cette scène, je rendais mon rôle.

Alors Bornier se précipita sur mes deux mains qu’il baisa ardemment. Puis, courant vers Augier, il s’écria dans une emphase comique : « Mais je ne peux pas couper ! Je ne peux pas ! Elle rend son rôle ! Et nous passons après-demain ! » Puis, sur un geste d’Émile Augier qui voulait parler : « Mais non ! Mais non ! Remettre ma pièce à huit jours, c’est la tuer ! Je ne peux pas couper ! Ah ! mon Dieu ! » Et il criait, et il gesticulait de ses deux bras trop longs. Et il trépignait de ses deux jambes trop courtes. Sa grosse tête chevelue allait de droite, de gauche. Il était à la fois comique et attendrissant.