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effroyable angoisse en découvrant à la crête d’un petit rocher deux yeux énormes qui me regardaient fixement. Puis, à une touffe d’algues, plus loin encore, deux autres yeux fixes. Je ne voyais rien du corps de ces êtres, que des yeux.

Je crus un instant que j’avais le vertige, et je me mordis la langue au sang ; puis je tirai violemment sur ma corde, ainsi qu’il le fallait faire pour être remontée. Je sentis la joie frémissante des quatre mains, et je perdis pied, enlevée par mes gardiens. Les yeux s’étaient dressés aussi, inquiets de me voir partir. Et je ne vis plus, pendant que je montais en l’air, que des yeux partout : des yeux jetant de longues antennes pour avancer vers moi. Je n’avais jamais vu de pieuvres, et je ne connaissais même pas l’existence de ces horribles bêtes.

Pendant l’ascension, qui me parut interminable, j’eus la vision de ces bêtes le long des parois, et je claquais des dents en débarquant sur le tertre vert. Je racontai de suite au gardien la cause de ma terreur, et il se signa en disant : « C’est les yeux des naufragés. Faut pas rester là. » Je savais bien que ce n’était pas les yeux des naufragés, mais j’ignorais alors ce que c’était. Et je crus que j’avais vu des bêtes ignorées de tous. Ce n’est qu’à l’hôtel, chez le père Batifoullé, que j’appris à connaître les pieuvres.


Il ne me restait que cinq jours de congé ; je les passai à la pointe du Raz, assise dans une encoche de rocher qu’on a surnommée « le fauteuil Sarah Bernhardt ».

Bien des touristes s’y sont assis depuis.

Je rentrai à Paris, mon congé terminé. Mais, très faible encore, je ne pus reprendre mon service que vers