Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et mugissant, de trappes sous lesquelles il fallait s’écraser à plat ventre pour passer, ayant au-dessus de vous, vous frôlant même, un rocher abattu là depuis des temps inconnus et ne se tenant en équilibre que par un inexplicable phénomène.

Puis, c’était tout à coup le chemin, si étroit qu’il était impossible de marcher de face : il fallait se coller le dos contre le roc et avancer les deux bras en croix, les doigts s’accrochant aux rares aspérités du rocher. Quand je pense à ce que j’ai fait à ce moment-là, je frémis ; car j’avais et j’ai toujours des vertiges fous ; et je faisais ce trajet sur un roc à pic, à trente mètres de haut, au milieu du bruit infernal de la mer éternellement furieuse à cet endroit, et qui déferle rageusement contre cet indestructible rocher. Et je devais y prendre plaisir, puisque j’ai fait cinq fois le trajet en onze jours.

Après ce défi jeté à la raison, nous allions nous installer en bas dans la baie des Trépassés. Après le bain, nous déjeunions et je faisais de la peinture jusqu’au coucher du soleil.

Il n’y avait personne le premier jour. Le second jour, un enfant était venu nous regarder. Le troisième jour, une dizaine de gamins nous entouraient, nous demandant des sous. J’eus le grand tort de leur en donner, car le lendemain il y avait vingt à trente gamins, dont quelques-uns étaient des gars de seize à dix-huit ans.

Ayant vu quelques vestiges d’humanité près de mon chevalet, je priai l’un d’eux d’enlever les vilaines choses et de les jeter à la mer ; et pour cela je donnai, je crois, cinquante centimes. Quand je revins pour achever mon tableau le jour suivant, tout le village voisin avait choisi cet endroit pour soulager ses infortunes corpo-