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parlait notre langue avec une perfection telle que j’en étais stupéfaite. Elle ne quittait jamais la cigarette, et gardait un profond mépris pour qui ne la devinait pas.

Je fis durer les séances aussi longtemps que possible, car je sentais que cet esprit délicat me pénétrait de sa science de voir au delà ; et bien souvent, dans les hésitations graves de ma vie, je me suis dit : « Qu’aurait fait... qu’aurait pensé... Emmy ?... »

Je fus un peu interloquée un jour par la visite d’Adolphe de Rothschild qui vint me commander son buste. Je me mis tout de suite à l’ouvrage. Mais je l’avais mal regardé, cet aimable homme : il n’avait rien d’esthétique, tout au contraire. J’essayai néanmoins, et je mis toute ma volonté en éveil pour réussir cette première commande dont j’étais si fière.

Deux fois je jetai par terre le buste commencé et, après une troisième tentative, je renonçai définitivement, balbutiant d’imbéciles excuses qui ne durent pas convaincre mon modèle, car je ne le revis jamais chez moi. Quand nous nous rencontrions le matin à cheval, il me saluait d’un salut froid et un peu sévère.

Après cet échec, j’entrepris le buste d’une ravissante enfant : Mlle Multon, petite Américaine délicieuse que j’ai retrouvée au Danemark, mariée, mère de famille et aussi ravissamment jolie.

Puis je fis le buste de Mlle Hocquigny, cette adorable personne, lingère de toutes les intendances militaires pendant la guerre, et dont le secours avait été si puissant pour moi et si nécessaire à mes blessés.

Puis j’entrepris le buste de ma plus jeune sœur, Régina, hélas ! bien malade de la poitrine. Jamais masque plus parfait ne fut pétri par la main de Dieu ! Des yeux de lionne, cernés de grands cils fauves si