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Sophie et moi, mais entre nos admirateurs et détracteurs respectifs.

Ces petites querelles se répandirent au dehors, et le public commença aussi à former des clans. Croizette avait pour elle tous les banquiers et tous les congestionnés ; j’avais pour moi tous les artistes, les étudiants, les mourants et les ratés.

La guerre déclarée, on ne recula plus devant les combats. Le premier, le plus sanglant, le plus définitif, fut livré à propos de la lune.

On commençait les dernières répétitions générales. Le troisième acte se passait dans une clairière de forêt. Au milieu de la scène, un gros rocher sur lequel Blanche (Croizette) donnait le baiser à Savigny (Delaunay), lequel était mon mari. Je devais arriver, moi (Berthe de Savigny), par le petit pont jeté sur un cours d’eau. La lune baignait toute la clairière. Croizette venait de jouer sa scène. On avait applaudi son baiser, hardi pour la Comédie-Française d’alors. (Que n’a-t-on pas fait depuis !) Lorsque tout à coup les bravos éclatèrent à nouveau... La stupeur se peignit sur quelques visages. Perrin se dressa terrifié. Je traversais le pont, le visage pâle et douloureusement bouleversé, laissant traîner au bout d’un bras découragé la sortie de bal qui devait couvrir mes épaules ; j’étais baignée par la blancheur de la lune et l’effet était, paraît-il, saisissant et poignant.

Une voix nasale et barbelée de piques cria : « Un effet de lune suffit ! Éteignez pour Mlle Bernhardt ! » Je bondis sur le devant de la scène : « Pardon, Monsieur Perrin, mais vous n’avez pas le droit de me retirer ma lune ! Il y a sur le manuscrit : « Berthe s’avance, pâle, convulsée, sous le rayon de lune. » Je