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qui, un peu grisée par la chaleur et les vins, valsait avec Talien. « Ah ! pardon ! ma petite Madone. J’ai failli vous ficher par terre. » Je l’attirai à moi et, sans réfléchir, je lui dis vivement à l’oreille : « Ne dansez plus, maman Lambquin, Chilly se meurt ! »

De pourpre qu’elle était, son visage devint blanc comme la craie. Ses dents s’entrechoquaient sans un mot balbutié. « Ah ! ma pauvre Lambquin ! Si j’avais su vous faire autant de mal… » Mais elle ne m’écoutait plus ; et endossant son manteau : « Vous partez ? me dit-elle. — Oui. — Voulez-vous me reconduire ? Je vous raconterai… » Elle entoura sa tête d’un fichu noir et nous descendîmes ainsi, conduites par Duquesnel et Paul Meurice qui nous mirent en voiture.

Elle habitait le quartier Saint-Germain, moi la rue de Rome. Chemin faisant, la pauvre femme me raconta ceci : « Vous savez, ma petite, que j’ai la manie des somnambules, cartomanciennes et autres diseuses de bonne aventure. Eh bien, figurez-vous que vendredi dernier — car vous savez, moi, je ne les consulte que le vendredi — une cartomancienne m’a dit : « Vous mourrez huit jours après la mort d’un homme brun, pas jeune, « qui est mêlé à votre vie ». Vous comprenez, ma petite, que j’ai pensé qu’elle se fichait de moi, car il n’y a pas d’homme mêlé à ma vie, puisque je suis veuve et n’ai jamais eu de liaison. Alors, je l’ai houspillée ; car enfin, je paie sept francs — elle fait généralement payer dix francs, mais c’est sept francs seulement pour les artistes. — Alors, furieuse de ce que je ne la croyais pas, elle m’a pris les deux mains, et elle m’a dit : « Vous avez beau hurler, c’est comme ça ! Et, si vous voulez que je vous dise la vérité vraie : c’est un homme qui vous fait vivre ! Et même, pour