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entrer. — Il est aussi mal. Le médecin vient d’arriver, il ne peut pas encore se déclarer. — C’est une mauvaise digestion ! aspira Lafontaine (Ruy Blas), lampant un petit verre d’eau-de-vie. — C’est une anémie cérébrale ! » sanctionna lourdement Talien (don Guritan), qui perdait sans cesse la mémoire.

Victor Hugo s’approcha et dit simplement : « C’est une belle mort. » Puis, me prenant par le bras, il m’entraîna vers le fond de la salle, détournant mes pensées par de galants et poétiques chuchotements. Un peu de temps s’écoula dans une pesante tristesse ; puis Duquesnel parut.

Il était pâle, mais s’était composé une figure d’homme du monde et répondait à toutes les questions : « Mais oui... on vient de le ramener chez lui... ce ne sera rien, paraît-il... deux jours de repos... Probablement un froid aux pieds pendant le repas. »

« Oui, s’écria un des invités de Ruy Blas... Oui, il y avait un sacré vent-coulis sous la table ! — Oui, répondit Duquesnel à quelqu’un qui le harcelait. Oui, sans doute, trop de chaleur à la tête... — De fait, ajouta un autre invité, de fait, on avait la tête dans le feu avec ce fichu gaz. » Je voyais le moment où tous ces gens allaient reprocher à Victor Hugo le froid, le chaud, les victuailles et les vins de son banquet.

Duquesnel, énervé par les propos imbéciles, haussa les épaules et, m’écartant de la foule, me dit : « Il est perdu ! » J’en avais le pressentiment, mais cette certitude m’étreignit d’un poignant chagrin. « Je veux partir ! dis-je à Duquesnel. Sois assez bon pour faire demander ma voiture. »

Et, comme je me dirigeais vers le petit salon qui servait de vestiaire, je fus heurtée par la vieille Lambquin