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presque tous ses vers, et je le regardais avec tendresse, ce tendre énamouré du beau.

Je me plaisais à le vêtir de superbes costumes orientaux. Je le voyais étendu sur de grands coussins, ses belles mains fouillant dans les gemmes de toutes couleurs. Quelques-uns de ses vers murmuraient au bord de mes lèvres, et je partais avec lui dans le rêve infini, quand un mot de mon voisin Victor Hugo me fit tourner la tête vers lui.

Quelle différence ! Il était, Lui, le grand poète, l’être le plus ordinaire qui fût, sauf son front lumineux. Son aspect était lourd, quoique très actif ; son nez était commun ; son œil était paillard ; sa bouche, sans beauté ; sa voix seule avait de la noblesse et du charme. J’aimais l’entendre en regardant Théophile Gautier.

Et, cependant, j’avais quelque gêne à regarder en face de moi, car à côté du poète se trouvait un être odieux, Paul de Saint-Victor : ses joues avaient l’air de deux vessies suintant l’huile qu’elles contenaient ; son nez en bec de corbin était acerbe ; ses yeux méchants et durs ; ses bras étaient trop courts ; son ventre trop gros. Il avait l’air d’une jaunisse.

Il avait beaucoup d’esprit et beaucoup de talent ; mais il employait l’un et l’autre à dire et à écrire plus de mal que de bien. Je savais que cet homme me haïssait et je lui rendis de suite haine pour haine.

Dans le toast que porta Victor Hugo, pour remercier tous et toutes du concours zélé apporté à la réapparition de son œuvre, tout le monde, penché vers le poète, tenait son verre en l’air ; mais l’illustre Maître se tourna vers moi : « Quant à vous, Madame... » À ce moment exact, Paul de Saint-Victor posa son verre si violemment sur la table qu’il se brisa. Il y eut un petit moment