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chère amie, forcée d’y rentrer. Croyez-moi, mieux vaut tôt que tard. — Bah ! ne gâtez pas ma joie d’aujourd’hui, je ne me suis jamais trouvée plus heureuse ! »

Quelques jours après, un matin, ma femme de chambre me remit une lettre. Le large timbre rond autour duquel on lit : « Comédie-Française » se trouvait sur le coin de l’enveloppe.

Je me rappelai que dix ans auparavant, presque jour pour jour, Marguerite, notre vieille bonne, m’avait, avec la permission de ma mère, remis une lettre portant la même enveloppe. Mon visage alors s’était empourpré de joie. Je sentais, cette fois, la légère caresse de la pâleur effleurer ma figure.

J’ai toujours, quand les événements viennent déranger ma vie, un mouvement de recul. Je m’accroche une seconde à ce qui est ; puis je me lance tête perdue dans ce qui sera. Tel un gymnasiarque se cramponne à son trapèze pour se lancer à toute volée dans le vide. En une seconde, ce qui est devient pour moi ce qui fut, et je l’aime d’une émotion tendre, comme chose morte. Mais j’adore ce qui sera. C’est l’inconnu, l’attirance mystérieuse. Je crois toujours que ce sera l’inouï, et je frissonne des pieds à la tête, dans un malaise délicieux.

Je reçois des quantités de lettres, et je trouve que je n’en reçois jamais assez. Je les regarde s’amonceler, comme je regarde les vagues de la mer. Que vont-elles m’ apporter, ces mystérieuses enveloppes : petites grandes, roses, bleues, jaunes, blanches ?

Que vont-elles rejeter sur le roc, ces grandes vagues rageuses, assombries de varechs ? Quel cadavre de mousse ? Quelle épave de naufrage ? Que vont-elles jeter sur la plage, ces petites vagues courtes, reflets