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Un matin, le Maître prit grande joie à ma conversation. Il fit mander Mme Drouet, l’âme douce, compagne de son âme glorieuse et révoltée. Il lui dit, en riant avec mélancolie : « La mauvaise œuvre des méchants est de semer l’erreur dans tous les terrains, propices ou non. »

Et cette matinée se grava à tout jamais dans mon esprit ; car le grand homme parla longtemps. Oh ! pas pour moi ! mais pour ce que je représentais pour lui. N’étais-je pas, en effet, la jeune génération, à laquelle l’éducation bourgeoise et cléricale avait faussé l’esprit en fermant les cerveaux à toute idée généreuse, à toute envolée vers le Nouveau ?

Quand je quittai Victor Hugo, je me sentis, ce matin-là, plus digne de son amitié.

J’allai chez Girardin. Il était sorti. Je voulais causer avec un être qui aimait le poète. Je me rendis chez le maréchal Canrobert.

Et là, j’eus une grande surprise : au moment où je descendais de voiture, je faillis tomber dans les bras du maréchal qui sortait de chez lui. « Quoi ? qu’y a-t-il ? Est-ce que c’est partie remise ? » me fit-il en riant. Je ne le compris pas. Je le regardai un peu ahurie… « Eh bien, avez-vous oublié que vous m’avez invité à déjeuner ? »

Je restai confondue. Je l’avais complètement oublié. « Ah ! tant mieux ! lui dis-je. J’avais tant le désir de causer avec vous. Venez, je vous emmène. »

Et je lui contai ma visite à Victor Hugo. Je lui répétai les belles choses qu’il m’avait dites, oubliant que souvent je parlais contre ses idées. Mais, cet homme admirable savait admirer. Et s’il ne pouvait, et surtout ne voulait pas changer ses opinions, il approu-