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Il n’était pas, certes, l’idéal de l’élégance ; mais il avait dans ses gestes une modération, dans son parler une douceur, qui sentaient l’ancien pair de France.

Il avait la répartie vive et l’observation tenace, avec douceur. Il disait mal les vers, mais il adorait les entendre bien dire. Il faisait souvent des croquis pendant les répétitions. Souvent, pour gourmander un artiste, il parlait en vers. Un jour, au courant d’une répétition, pendant qu’il essayait de convaincre le pauvre Talien sur sa mauvaise diction, ennuyée de la longueur du colloque, je m’étais assise sur la table, ballottant mes jambes. Il comprit mon impatience et, se levant du milieu de l’orchestre, il s’écria :

Une reine d’Espagne, honnête et respectable,
Ne devrait pas ainsi s’asseoir sur une table.

Je bondis de la table, un peu gênée, cherchant à lui répondre quelque chose d’un peu piquant, ou de spirituel... Mais je ne trouvai rien, et je restai confuse et en méchante humeur.

Un jour, la répétition ayant fini une heure plus tôt, j’attendais, le front collé aux vitres, l’arrivée de Mme Guérard qui venait me chercher. Je regardais le trottoir, en face, borné par la grille du Luxembourg. Victor Hugo venait de traverser, et se mettait en marche. Une vieille femme attira son attention. Elle venait de déposer à terre un lourd paquet de linge, et s’essuyait le front d’où perlaient des gouttes de sueur, malgré le froid. Sa bouche édentée s’entr’ouvrait pour haleter, et ses yeux étaient d’une inquiétude navrante en regardant la large voie qu’il lui fallait traverser, et où se croisaient les voitures et les omnibus. Victor