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allez m’écraser ! » Alors, je pris la lanterne du cabriolet (nous l’avions voilée d’une jaquette, la lune nous éclairant encore mieux que sa lueur) et je la dirigeai sur le visage du misérable.

Je fus stupéfaite : C’était un homme de soixante-cinq à soixante-dix ans, la figure ravinée, encadrée de deux favoris aux poils longs, sales et blancs ; un foulard entourait son cou, auquel s’attachait une limousine de couleur sombre. Autour de lui, la lune accrochait sa lumière à des ceinturons, des boutons de cuivre, des poignées de sabre et autres objets, que l’infâme vieillard arrachait aux pauvres morts.

« Vous n’êtes pas un blessé, vous êtes un voleur ! un violeur de tombes ! Je vais crier pour qu’on fasse de vous un mort ! Entendez-vous, misérable drôle ! » Et je m’approchai de lui si près que je sentis son souffle ternir mon haleine.

Il s’accroupit sur ses genoux et, joignant ses mains criminelles, il m’implora, la voix grelottante et mouillée. « Laissez là votre sac, et tous ces objets, videz vos poches, laissez tout, et partez ! Et courez ! Quand vous serez hors de vue, j’appellerai un de ces soldats qui font des fouilles et je leur donnerai votre butin. Mais je sens bien que je commets une mauvaise action en ne vous livrant pas vous-même. » Il vida ses poches en geignant.

Il s’apprêtait à partir, quand le gosse me souffla à l’oreille : « Y cach’des souliers sous sa cape… » Une rage me prit contre cet ignoble voleur. Je lui arrachai sa large limousine. « Lâchez, lâchez tout ! misérable homme, ou j’appelle ! » Six paires de souliers pris aux cadavres tombèrent avec bruit sur la terre durcie.

L’homme se pencha pour prendre son revolver, qu’il