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Et la plupart du temps, je tombais dans le fossé, clapotant dans l’eau verte, criant parce que j’avais peur des grenouilles, hurlant de terreur parce que mon cousin et ma cousine faisaient semblant de s’en aller.

Quand je rentrais et que ma tante inquiète m’apercevait du perron où elle guettait notre retour, quelle semonce ! Quel regard froid ! « Allez vous changer. Mademoiselle ! et restez dans votre chambre ! On vous portera votre dîner sans dessert ! » En passant devant la grande glace du vestibule, je m’entrevoyais semblable à un tronc d’arbre vermoulu ; et je voyais mon cousin qui me faisait signe, en portant la main à sa bouche, qu’il me porterait du dessert.

Ma cousine se laissait caresser par sa mère, qui semblait dire : « Ah ! grâce à Dieu, tu ne ressembles pas à cette petite bohémienne ! « C’était le titre dont ma tante me cinglait dans ses moments de colère. Je montais à ma chambre le cœur gros, honteuse, désolée, jurant de ne plus sauter le saut de loup. Mais, arrivée dans ma chambre, je trouvais la fille du jardinier qu’on avait attachée à ma petite personne, grosse fille fruste, rieuse : « Ah ! que Mademoiselle est rigolo comme ça ! » Et elle riait tant et tant qu’elle me rendait fière d’être si rigolo ; et je pensais déjà : « La première fois que je sauterai le fossé, je me mettrai des herbes et de la boue partout. »

Une fois déshabillée, lavée, je mettais ma petite robe de flanelle et je restais dans ma chambre à attendre le dîner. On m’apportait de la soupe, de la viande, du pain et de l’eau. Je détestais et je déteste toujours la viande. Je la jetais par la fenêtre, en ayant soin de découper le gras que je laissais au bord de mon assiette, car ma tante montait me surprendre : « Vous avez