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la matrone mit ses lunettes et, prenant une pièce d’or, la regarda dessus, dessous, la fit sonner dans une assiette, puis sur le sol, et ainsi des trois louis d’or.

Je ne pus m’empêcher de rire. « Ah ! il n’y a pas de quoi rire, grogna-t-elle, d’puis six mois, y’pass’que des voleurs par ici. — Et vous vous y connaissez en vol ! » dis-je. Elle me regarda, scrutant ma pensée. Mais mon œil rieur lui retira tout soupçon.

Très heureusement, car ils étaient gens à nous faire un mauvais parti. Mais j’avais eu soin, en me mettant à table, de mettre mon revolver près de moi. « Vous savez tirer ça ? avait demandé le boiteux. — Oui, je tire très bien », répondis-je — ce qui n’est pas vrai.

Notre équipage fut attelé en peu d’instants, et nous reprîmes notre route. Le poulain semblait tout en joie. Il frappait, ruait légèrement, et se mit à marcher d’une allure assez régulière.

Nos vilains hôtes nous indiquèrent la route qui conduisait à Saint-Quentin, et nous partîmes après maintes tentatives d’arrêt faites par notre pauvre poulain.

Morte de fatigue, je m’étais endormie. Mais, à une heure de route, la voiture s’arrêta brusquement, et la malheureuse bête se mit à renâcler, s’arc-boutant sur ses quatre jambes tendues et frémissantes.

La journée avait été sombre. Un ciel bas, plein de larmes, semblait s’abattre lentement sur la terre. Nous étions arrêtés au milieu d’un champ labouré en tous sens par les roues pesantes des canons. Le reste de la terre était piétiné par les sabots des chevaux. Le froid avait durci les petites crêtes de terre, mettant des glaçons de-ci, de-là, qui étincelaient lugubrement dans l’atmosphère enveloppée.

Nous descendîmes de voiture pour chercher à recon-