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poulain par la crinière. Il lui avait tendrement retiré son licol, et jeté ma couverture sur ses reins fumants.

Arrivée devant la maison, la pauvre bête fut vite désharnachée et conduite dans un petit enclos, au fond duquel quelques planches disjointes servaient d’écurie à une vieille mule qui fut réveillée à coups de pied par la grosse femme et chassée dans l’enclos. Le poulain prit sa place ; et quand je demandai de l’avoine pour lui : « C’est p’t'être possible tout d’même à avoir, mais c’est pas dans le compte des quarante francs. — Soit ! »

Et je donnai à notre gamin cent sous pour aller chercher l’avoine ; mais la mégère les lui prit des mains, les remit à son gars, disant : « Vas-y, toi, tu sais où c’est. Et reviens vite. » Le gamin resta près du poulain, qu’il frotta et bouchonna le mieux qu’il put.

Je rentrai dans la maison et trouvai Mlle Chesneau les manches retroussées et, de ses mains très délicates, lavant deux verres et deux assiettes pour nous.

Je demandai s’il était possible d’avoir des œufs. « Oui, mais... » Je coupai la parole à ma monstrueuse hôtesse. « Je vous en prie. Madame, ne vous fatiguez pas ; il est convenu que les quarante francs sont votre pourboire et que je paierai tout le reste. » Elle resta un instant interdite, remuant la tête, cherchant des mots ; mais je la priai de me donner des œufs. Elle m’apporta cinq œufs et je préparai une omelette, car ma gloire culinaire, c’est l’omelette.

L’eau était nauséabonde ; nous bûmes du cidre. J’avais fait venir le gamin, que je fis manger devant moi, craignant que l’ogresse ne lui fit faire un repas trop économique.

Quand je payai la note fabuleuse de soixante-quinze francs — les quarante francs compris, bien entendu, —