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avait été inutile et nous avions buté contre le fourgon couché par terre.

Qu’allions-nous faire ? Les routes détrempées étaient défoncées par les canons. Nous étions à six kilomètres de Tergnier. Une pluie fine, pénétrante, collait nos vêtements à nos corps.

Quatre voitures étaient là, mais il y avait des blessés à transporter ; d’autres voitures allaient venir, mais il y avait des morts à emporter.

Un brancard improvisé porté par deux hommes d’équipe passa. Le major était étendu, si exsangue que je crispai mes mains, enfonçant mes ongles dans mes chairs. Un des officiers voulut interroger le médecin qui suivait : « Oh ! non, je vous supplie, je vous supplie, je ne veux pas savoir. Le malheureux ! » Et je bouchai mes oreilles comme si on allait me crier quelque chose d’horrible. Je ne sus jamais.

Il fallait cependant nous résigner à nous mettre en marche. Nous fîmes plus de deux kilomètres aussi bravement que possible, mais je m’arrêtai, épuisée. La boue qui s’accrochait à nos chaussures les rendait pesantes. L’effort qu’il fallait faire à chaque pas pour retirer chaque pied du cloaque nous éreintait. Je m’assis sur une borne milliaire et déclarai que je n’irais pas plus loin. Ma gentille compagne pleurait. Alors, les deux jeunes officiers allemands qui nous servaient de gardes du corps me firent un siège de leurs deux mains croisées, et nous fîmes ainsi encore un kilomètre ; mais ma compagne n’en pouvait plus. Je lui offris de prendre ma place, elle refusa.

« Eh bien, attendons là. Et nous nous appuyâmes, à bout de forces, contre un petit arbre cassé.

La nuit était venue, une nuit si froide !… Blottie