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porte céda, et une lanterne éclaira faiblement notre pauvre voiture disloquée.

Je cherchai des yeux notre unique valise, mais l’ayant trouvée et prise, je la lâchai presque aussitôt : ma main était rouge de sang. A qui était ce sang ? Trois hommes ne bougeaient pas, parmi lesquels le major, qui me semblait être d’une pâleur livide. Je fermai les yeux pour ne pas savoir et je me laissai tirer du wagon par les hommes venus à notre secours. Après moi, un des jeunes officiers descendit. Il prit Mlle Chesneau, presque évanouie, des mains de son compagnon.

Le baron imbécile descendit aussi, il avait une épaule démise. Un médecin était accouru parmi les sauveteurs. Le baron lui tendit son bras, lui enjoignant en même temps l’ordre de le lui tirer, ce qui fut fait de suite : le médecin français retira la houppelande de l’officier, le fit tenir par deux hommes d’équipe, et, s’arc-boutant contre lui, il tira sur ce pauvre bras. Le baron était très pâle et sifflotait. Le bras remis, le médecin lui serra l’autre main en lui disant : « Cristi, j’ai dû vous faire bien du mal, mais vous avez un fier courage. » L’Allemand salua, pendant qu’on l’aidait à remettre sa houppelande.

On vint chercher le docteur et je vis qu’on le conduisait à notre wagon. Je frissonnai malgré moi.

Nous pûmes enfin nous rendre compte des raisons de notre accident : une locomotive, traînant seulement deux fourgons de charbon, faisait la manœuvre pour prendre la voie de garage et nous laisser passer ; mais un des fourgons avait déraillé et la locomotive s’époumonnait à siffler l’alarme, pendant que des hommes couraient au-devant de nous, semant des pétards. Tout