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gnon, pour mettre son oreille à l’abri autant que possible. Il geignait tel un bœuf mal abattu.

Tout d’un coup, les sifflements répétés d’une locomotive lointaine nous firent dresser l’oreille. Puis, deux, trois, quatre pétards éclatèrent sous nos roues. Nous sentîmes parfaitement l’effort du mécanicien pour ralentir la marche du train ; mais, avant qu’il eût pu réussir, nous étions jetés les uns contre les autres par un choc effroyable. Des craquements, des crépitements, les hoquets de la locomotive crachant sa fumée par sauts irréguliers, des cris désespérés, des appels, des jurons, des écroulements soudains dans un apaisement, puis une fumée épaisse, déchirée par les flammes de l’incendie. Notre wagon s’était dressé, tel un cheval qui rue des pattes de derrière. Impossible de reprendre notre équilibre.

Qui était blessé ? qui ne l’était pas ? Nous étions neuf dans le compartiment. Je me croyais, pour ma part, tous les os cassés. Je remuai une jambe. J’essayai l’autre. Puis, ravie de les sentir sans cassure, je fis de même pour mes bras. Je n’avais rien de cassé. Mlle Chesneau non plus. Elle s’était mordu la langue et saignait, ce qui m’avait fait peur. Elle semblait ne rien comprendre. La secousse trop forte l’avait étourdie, et elle resta quelques jours sans mémoire.

Moi, j’avais une écorchure assez profonde entre les deux yeux. Je n’avais pas eu le temps d’étendre les bras ; et mon front avait porté sur le pommeau du sabre tenu droit par l’officier placé à côté de Mlle Chesneau.

Des secours accouraient de toutes parts.

On mit assez longtemps avant de pouvoir ouvrir la porte de notre wagon. La nuit avait gagné. Enfin, la