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Haarlem. Mon père refusa l’offre que lui faisait ma tante de l’accompagner pour me conduire au couvent. J’entends encore mon père répondre de sa voix douce : « Non, c’est sa mère qui la conduira au couvent ; j’ai écrit aux Faure ; ils vont garder la petite pendant quinze jours. » Et comme ma tante allait protester : « C’est plus calme qu’ici, ma chère Rosine ; et l’enfant a besoin, avant tout, de calme. »

J’arrivai, le soir même, chez ma tante Faure.

Je ne l’aimais pas beaucoup, parce qu’elle était froide et poseuse ; mais j’adorais mon oncle : il était si doux, si tranquille ; et son sourire avait un charme infini. Son fils était diable, comme moi ; aventureux et un peu braque. Nous aimions nous trouver ensemble. Ma cousine, adorable Greuze, était réservée et craignait de salir ses robes et même ses tabliers. La pauvre mignonne épousa le baron Cerise et mourut en couches, en pleine beauté, en pleine jeunesse, parce que sa timidité, sa réserve et son éducation étroite s’étaient refusées à recevoir les secours d’un médecin, alors que son intervention était absolument nécessaire. Je l’aimais beaucoup. Je l’ai beaucoup pleurée ; et le moindre rayon de lune évoque en moi sa blonde apparition.

Je restai trois semaines chez mon oncle, vagabondant avec mon cousin, passant des heures à plat ventre à pêcher des écrevisses dans le petit ruisseau qui traversait le parc de mes parents. Ce parc était immense et entouré d’un large saut de loup. Que de fois j’ai parié avec mon cousin et ma jolie cousine que je sauterais le fossé : « Je te parie cinq épingles ! Je te parie trois feuilles de papier ! Je te parie mes deux crêpes ! » — On mangeait des crêpes tous les mardis. — Et je sautais !