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moi, je parle très mal l’anglais. Alors il se résigna avec regret à nous parler en français. Il était aimable, trop aimable ; il ne manquait certainement pas d’éducation, mais il manquait de tact. Je le lui fis comprendre en tournant ma tête du côté du paysage.

Très absorbées, nous roulions depuis longtemps déjà, quand je me sentis suffoquée par la fumée dont s’emplissait le wagon. Je regardai, et je vis le chirurgien-major qui avait allumé une pipe ; les yeux mi-clos, il envoyait les bouffées au plafond.

La gorge serrée par l’indignation, les yeux picotés par la fumée, je fus prise d’une quinte de toux, que j’exagérai pour attirer l’attention du grossier major. Mais ce fut le baron qui, lui frappant sur le genou, voulut lui faire comprendre que la fumée m’incommodait. Il répondit je ne sais quelle injure en haussant les épaules et continua à fumer. Alors, exaspérée, je baissai la glace de mon côté. Le froid très vif pénétra rapidement dans le wagon ; mais je préférais cela à cette nauséabonde fumée de pipe.

Tout d’un coup, le chirurgien se leva, portant la main sur son oreille. Je m’aperçus alors qu’il avait l’oreille emplie de coton. Il jura comme un bouvier et, bousculant tout, m’écrasant les pieds et ceux de Mlle Chesneau, il referma vivement la fenêtre, toujours en maugréant bien inutilement, car je ne le comprenais pas. Il reprit sa même pose, sa pipe, et tira insolemment d’énormes bouffées. Le baron et les deux jeunes Allemands premiers venus dans le train semblaient lui adresser des prières et des remontrances, mais il les envoya promener, et commença même à les injurier.

Très calmée par la colère montante du méchant