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Il me disait tout cela en me conduisant chez le chef de gare.

Ce dernier parlait très bien français, mais ne ressemblait en rien aux autres officiers allemands que j’avais rencontrés. Il me salua à peine. Et quand je lui exprimai mon désir, il répondit sèchement : « C’est impossible, on vous réservera deux places dans le wagon des officiers. — Mais ce que je veux éviter, m’écriai-je, c’est de voyager avec des officiers allemands ! — Eh bien, on vous mettra avec les soldats allemands », grogna-t-il rageusement. Et mettant sa casquette, il sortit, frappant la porte.

Je restai confondue et meurtrie par l’insolence de cette ignoble brute, J’étais si pâle, parait-il, et le bleu de mes yeux était devenu si clair, que Mlle Chesneau, qui connaissait mes colères, eut très peur. « Je vous en supplie. Madame, calmez-vous : nous sommes deux femmes seules au milieu de ces méchantes gens, s’ils voulaient nous faire du mal, ils le pourraient ; et il faut arriver au but de notre voyage, revoir votre petit Maurice. »

Elle était très adroite, la charmante Mlle Chesneau, et son petit discours obtint l’effet qu’elle en espérait. Revoir mon fils était mon but ! Je me calmai et jurai de ne pas me laisser aller à ma colère durant ce voyage qui promettait d’être fertile en incidents. Et je me tins presque parole.

Je quittai le bureau du chef de gare et trouvai à la porte le pauvre Alsacien, qui cacha vivement les deux louis que je lui remis, et me serra la main à la briser. Puis il me montra la sacoche pendue à mon côté : « Il ne faut pas garder cela si visiblement, c’est très dangereux, Madame. » Je le remerciai sans tenir aucun compte de son avis.