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Voilà les vers qu’il vous a faits. » Et il me lut, de sa voix attendrie, avec un léger accent picard, un bien joli sonnet qu’il refusa de me donner.

Puis, il déplia un second papier sur lequel étaient griffonnés des vers à Sarah Bernhardt. Le troisième était une espèce de chant triomphal qui célébrait toutes nos victoires remportées sur l’ennemi. « Le pauvre espérait encore quand il est mort, dit le père. Et cependant, il est mort il y a cinq semaines seulement ; il a reçu trois balles dans la tête : la première lui a fracassé la mâchoire, mais il n’est pas tombé et il a continué à tirer contre les gredins comme un possédé. La seconde balle lui a enlevé l’oreille. La troisième l’a frappé dans l’œil droit ; il est tombé pour ne plus jamais se relever. Son camarade nous a conté tout cela. Il avait vingt-deux ans. Et voilà. Tout est fini. »

Et la tête du malheureux homme se renversa en arrière sur le monceau d’oreillers. Ses deux mains inertes avaient lâché les papiers. De grosses larmes coulaient tout le long de ses joues pâles dans le sillon creusé par la douleur. Une plainte étouffée sortait de ses lèvres. La jeune fille était tombée à genoux, la tête dans les couvertures pour amortir le bruit de ses sanglots.

Mlle Chesneau et moi étions bouleversées. Ah ! ces sanglots étouffés, ces plaintes amorties me bourdonnaient dans les oreilles. Je sentis tout s’effondrer. Mes mains se tendirent dans le vide. Je fermai les yeux.

Bientôt ce fut un grondement lointain qui grandissait, avançait, puis des hurlements de douleur, des os qui s’entrechoquaient, des pieds de chevaux qui faisaient gicler des cervelles humaines avec un bruit flasque et sourd ; puis des hommes bardés de fer passaient, tel un