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les traces de la douleur : deux grandes ravines s’étaient creusées, de la naissance des yeux aux commissures des lèvres. Que de larmes avaient dû couler sur ce pauvre visage émacié.

La jeune fille s’approcha doucement du lit, en nous faisant signe de pénétrer tout à fait dans la chambre, puis ferma la porte. Ce fut sur la pointe des pieds, les bras tendus, en balanciers, que nous pénétrâmes jusqu’au fond de la pièce.

Je m’assis avec précaution sur un grand canapé empire. Mlle Chesneau prit place près de moi. L’homme couché entr’ouvrit les yeux : « Qu’y a-t-il, ma fille ? — Rien, père, rien de grave. Je voulais seulement te prévenir pour que tu ne sois pas étonné à ton réveil. Je viens de donner l’hospitalité dans ta chambre à deux dames qui sont là. » Il tourna la tête, l’air maussade, et essaya de nous entrevoir dans la pénombre.

« La blonde, continua la jeune fille, c’est Sarah Bernhardt, tu sais, celle que Lucien aimait tant ? » L’homme se souleva, et mettant la main sur ses yeux, il plongea dans la chambre.

Je m’approchai de lui. Il me regarda silencieux, puis il fit un geste ; la jeune fille lui apporta une enveloppe qu’elle retira d’un petit bureau. Les mains du malheureux père tremblaient. Il tira de l’enveloppe, très lentement, trois feuilles de papier, plus une photographie. Son regard se fixa sur moi, puis sur le portrait : « Oui, oui, c’est bien vous, c’est bien vous… » murmura-t-il. J’avais reconnu ma photographie, dans Le Passant, respirant une rose.

« Voyez-vous, me dit le pauvre homme les yeux voilés de larmes, vous étiez son idole, à cet enfant,