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puya contre le mur, les bras ballants et découragée.

Alors l’odieux Joussian hurla qu’on ne pouvait laisser ainsi deux si jeunes femmes sur le pavé, la nuit. Il s’approcha de l’hôtelière et lui murmura je ne sais quoi sur moi, mais j’entendis très bien mon nom. Alors, la femme en deuil leva son regard mouillé : « Mon frère était poète. Il a écrit sur vous un bien joli sonnet, car il vous a vue jouer Le Passant plus de dix fois ; et moi aussi, il m’a menée vous voir, et j’ai pris un bien grand plaisir ce soir-là. Mais c’est fini. » Et ses deux bras levés vers sa tête, elle sanglota, en essayant d’étouffer ses cris : « C’est fini ! Il est mort ! Ils l’ont tué ! C’est fini ! C’est fini ! »

Je me levai, secouée jusqu’au fond de mon être par cette horrible douleur. Je pris la jeune fille dans mes bras et je l’embrassai en pleurant. Je lui murmurai tout bas les paroles qui calment, les espoirs qui consolent.

Bercée par mes mots, émue par ma fraternité, elle essuya ses yeux, me prit la main, m’entraînant doucement ; Mlle Chesneau nous suivit. Je fis un signe autoritaire à Joussian, lui enjoignant de rester là. Et nous montâmes en silence les deux étages de l’hôtel.

Au bout d’un couloir étroit, la jeune fille ouvrit une porte. Elle nous fit pénétrer dans une assez vaste chambre empestée par l’odeur de la pipe. Une petite veilleuse sur une table de nuit éclairait seule cette grande pièce. La respiration sifflante d’une poitrine humaine troublait le silence. Je regardai dans le lit. Et, à la lueur timide de la veilleuse, je vis un homme presque assis, le buste reposant sur un monceau d’oreillers. C’était un homme vieilli plutôt que vieux, la barbe et les cheveux étaient blancs, le visage portait