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(Qu’il me pardonne s’il vit encore, le pauvre monsieur, mais vraiment son souvenir m’est crispant.)

L’officier nous fit servir du thé bouillant ; et ce nous fut un vrai régal, car nous étions épuisés de faim et de froid.

Théodore Joussian avait entrevu par la porte, un instant ouverte pour laisser passer le thé, toute la mêlée des filles, soldats et autres : « Ah ! mes enfants ! s’écria-t-il en pouffant de rire, nous sommes chez Sa Majesté Guillaume, il y a réception, et c’est d’un chic… je ne vous dis que ça ! »

Et il fit claquer sa langue à deux reprises. Villaret lui fit remarquer que nous étions les hôtes d’un Allemand, et qu’il était préférable de se taire. « Suffit, suffit, » répliqua-t-il en allumant une cigarette. Un tapage effroyable de jurons, de cris, remplaça l’assourdissant bruit de l’orchestre ; et l’incorrigible méridional entr’ouvrit la porte.

Je pus voir l’officier qui donnait des ordres à deux sous-officiers, lesquels séparaient les groupes, empoignaient chauffeur, mécanicien et hommes du train d’une manière si rude que j’en eus pitié. Un coup de pied dans les reins, un coup de plat de sabre sur les épaules, une bourrade qui renversa le conducteur du train (du reste, la plus vilaine brute que j’aie jamais vue). Tout ce monde se trouva dégrisé en quelques instants et reprit le chemin qui conduisait à notre wagon, l’oreille basse et la mine menaçante.

Nous les suivions, mais je n’étais pas trop rassurée sur ce qui nous arriverait en route, avec ces mauvais drôles.

L’officier avait sans doute la même pensée, car il donna l’ordre à un sous-officier de nous accompagner