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voitures pour ramasser les morts sur le plateau de Châtillon. Je donnai mes deux voitures et je voulus aller avec eux sur le champ de bataille.

Ah ! l’horrible et dantesque souvenir ! La nuit était glaciale. Nous avancions avec peine. Enfin, des torches et des falots nous indiquèrent que c’était là. Je descendis avec l’infirmier et son aide. Je portais une lanterne. Il fallait s’avancer lentement, car on heurtait à chaque pas des mourants ou des morts. Nous passions en murmurant : « Ambulance ! ambulance ! » Alors, une plainte dirigeai nos pas.

Ah ! le premier que je trouvai ainsi ! Il était à moitié couché, le corps appuyé contre un monceau de morts. Je levai ma lanterne près de son visage. Il avait l’oreille et la moitié de la mâchoire emportées. De gros caillots de sang coagulé par le froid pendaient le long de sa mâchoire inférieure. Son regard était fou. Je ramassai un brin de paille et, le trempant dans la gourde, j’aspirai quelques gouttes d’eau-de-vie que j’insufflai entre les dents du pauvre enfant. Je renouvelai ce manège trois ou quatre fois. Il reprit un peu de vie, et nous le transportâmes dans une des voitures. Ainsi fut fait pour les autres. Quelques-uns buvaient à même la gourde, ce qui abrégeait la besogne.

Un de ces malheureux était effroyable à voir : un éclat d’obus l’avait absolument déshabillé de tout le haut du corps ; seuls les deux bras avaient conservé les manches déchiquetées à la naissance de l’épaule. Aucune trace de blessure. Son pauvre torse nu était marbré de grosses taches noires, et le sang coulait lentement des commissures de la bouche. Je m’approchai, car il me semblait respirer. Je lui fis prendre quelques gouttes du cordial vivifiant. Il entr’ouvrit les yeux et dit : « Merci. »