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être qui n’entendait parler que de massacres, d’incendies, de vengeance, de représailles : et tout cela de par l’honneur ! de par la foi ! de par le droit ! Et puis était-il possible de se garer ? Tous ceux qui habitaient le faubourg Saint-Germain étaient exposés à être écrabouillés, car, très heureusement, les ennemis ne purent bombarder Paris que de ce côté ; et encore, pas partout. Non, c’était notre quartier de beaucoup le plus dangereux.

Un jour que le baron Larrey était venu pour voir Franz Mayer très malade, il écrivit une ordonnance qu’un petit aide-infirmier avait ordre de rapporter vite, vite. Comme l’enfant aimait assez à musarder, je me mis à la fenêtre : « Toto ! » Il s’appelait Victor. Le pharmacien faisait le coin de la place Médicis. Il était six heures du soir. Toto leva la tête et, m’apercevant, se mit à rire et à gambader en courant vers le pharmacien. Il n’avait plus que quatre ou cinq mètres à faire et, comme il se tournait vers ma fenêtre, je battis des mains en lui criant : « Bien ! reviens aussi vite ! »

Hélas ! le pauvre petit ! Avant qu’il eût ouvert la bouche pour répondre, il fut coupé en deux par un obus qui venait de tomber et avait rebondi sans éclater à un mètre de hauteur, venant frapper l’enfant en pleine poitrine.

Je poussai un tel cri que tout le monde accourut. Mais je ne pouvais répondre. Je bousculai tout, descendant l’escalier, faisant signe qu’on me suive, articulant des mots : « brancard... petit... pharmacien... » Ah ! l’horreur ! l’horreur ! Quand nous arrivâmes près de l’enfant, ses pauvres entrailles étaient répandues sur le sol, toute sa poitrine, sa pauvre petite figure rouge