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Et comme je lui tirai sa longue moustache : « Faudra pas faire ça à la dame ! » fit-il en clignant de l’œil vers Mme Fressard. (Elle était légèrement moustachue.) Un rire strident et clair ouvrit les lèvres de ma tante. Un petit rire serré brida la bouche de maman. Et la troupe s’éloigna dans un tourbillon de jupes et de paroles, pendant qu’on m’entraînait vers la cage où j’allais être emprisonnée.


Je passai deux années dans cette pension. J’appris à lire, à écrire, à compter. J’appris mille jeux que j’ignorais.

J’appris à chanter des rondes, à broder des mouchoirs pour maman. Je me trouvais relativement heureuse, parce qu’on sortait le jeudi et le dimanche et que ces promenades me donnaient la sensation de la liberté. Le sol de la rue me semblait être autre que le sol du grand jardin de la pension.

Puis, il y avait chez Mme Fressard des petites solennités qui me jetaient toujours dans un ravissement fou. Parfois, Mlle Stella Colas, qui venait de débuter au Théâtre-Français, venait réciter des vers le jeudi. Je ne fermais pas les yeux de toute la nuit. Le matin, je me peignais avec soin et je me préparais, avec des battements de cœur, à entendre ce que je ne comprenais pas du tout, mais qui me laissait sous le charme. Puis, cette jolie jeune personne avait une légende : elle s’était jetée presque sous les chevaux de la voiture de l’Empereur pour attirer l’attention du souverain et obtenir la grâce de son frère qui avait conspiré contre sa vie.

Mlle Stella Colas avait sa sœur en pension chez Mme Fressard : Clotilde, aujourd’hui femme de M. Pierre Merlou, ministre des finances.