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Je m’approchai de lui : « Dites-moi ce qui vous ferait plaisir, Marie Le Gallec ? — Soupe ! » me répondit-il brusquement et laconiquement. Guérard s’empressa vers la cuisine et revint peu après avec un large bol plein de bouillon gras avec du pain grillé trempant dedans. Je mis le bol sur la petite planchette portative à quatre petits pieds qui servait pour les repas de mes blessés et qui, grâce à ces petits pieds, était d’une commodité parfaite.

Le moribond me regarda fixement. « Barra ! me dit-il, barra ! » — Je lui présentai la cuillère. Il secoua la tête négativement. Je lui présentai le sel, le poivre. « Barra !... barra ! » continua-t-il. Et sa pauvre poitrine trouée sifflait sous les efforts répétés de son énergique demande.

J’envoyai immédiatement au Ministère de la Marine où se trouvaient sûrement des marins bretons. J’expliquai mon triste embarras, et mon ignorance du dialecte breton. On me répondit cette phrase : « Barra veut dire pain. » Heureuse, je courus vers Le Gallec avec un gros morceau de pain. Sa figure s’illumina, il prit le pain de sa main valide, le cassa avec ses dents, et laissa tomber les morceaux dans le bol.

Puis il mit sa cuillère au milieu de cette étrange soupe et, tant que celle-ci ne put tenir debout au milieu de son bol, il entassa le pain. Enfin, la cuillère se tint droite sans oscillations, et le jeune soldat sourit. Il se préparait à manger cette horrible pâtée, quand le jeune prêtre de Saint-Sulpice attaché à mon ambulance, que j’avais fait chercher après les tristes paroles du docteur, lui posa doucement la main sur son bras, arrêtant ainsi son mouvement de satisfaction gourmande. Le pauvre regarda le prêtre qui lui montrait le petit saint-ciboire : « Oh !... » fit-il. Et posant son gros mou-