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Mme Lambquin jouait les duègnes à l’Odéon. C’était une femme de visage laid, de tournure commune, mais pleine de talent. Elle avait le verbe haut et la conversation gauloise. Pour elle, un chat était un chat, et elle n’admettait pas la sournoiserie des sous-entendus. Elle était parfois gênante par la crudité de ses mots et de ses réflexions, mais elle était bonne, active, alerte et dévouée.

Mes amis, qui faisaient leur service sur les remparts, venaient me servir de secrétaires pendant leurs heures loisibles ; car j’avais un livre que je présentais chaque jour à un sergent du Val-de-Grâce qui venait savoir si j’avais des rentrants, des morts ou des sortants.

Paris était assiégé. On ne pouvait plus sortir bien loin. On ne recevait plus de nouvelles. Mais le cercle allemand n’enserrait pas les portes de la ville.

Le baron Larrey venait de temps en temps. Et j’avais comme chirurgien en chef le docteur Duchesne, qui a sacrifié ses jours, ses nuits, son talent, exclusivement aux soins de mes malheureux hommes pendant les cinq mois que dura cet affreux et réel cauchemar.


Je ne puis évoquer ces heures terribles sans une profonde émotion. Ce n’était plus la patrie en danger qui me tenait les nerfs en éveil, mais les souffrances de tous ses enfants. Ceux qui se battaient là-bas ; ceux qu’on nous apportait fracassés ou mourants ; ces nobles femmes du peuple qui faisaient la queue des heures et des heures pour recevoir le morceau de pain, de viande, le pichet de lait nécessaire à nourrir les pauvres gosses ; ah ! les pauvres femmes !... Je les voyais des fenêtres du théâtre. Je les voyais se serrer les unes contre les autres,