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ouvrit violemment et referma de même, après y avoir jeté quelque chose. Puis il se tint appuyé dessus comme pour m’en interdire l’entrée, me disant de sa voix spirituelle et railleuse : «Pardonnez-moi, mais j’ai pris un gros rhume, après votre première visite. J’ai mis mon paletot... Oh ! un vilain vieux paletot, pas chaud, ajouta-t-il vivement, mais enfin un paletot. Je l’ai mis là-dedans ; et voilà ! Je prends la clef ! » Et mettant cette clef dans sa poche, il vint me faire asseoir.

Mais la conversation perdit son ton de gaminerie, les nouvelles étant tristes. Depuis douze jours, les blessés s’entassaient dans les ambulances. Tout allait mal. La politique extérieure, la politique intérieure. Les Allemands s’avançaient sur Paris. On formait l’armée de la Loire. Gambetta, Chanzy, Bourbaki, Trochu, organisaient une défense désespérée.

Nous parlâmes longtemps de ces tristesses ; je lui fis part de ma douloureuse impression, la dernière fois que j’étais venue ici, aux Tuileries ; mon évocation des êtres si brillants, si pensants, si heureux alors, et si affreusement à plaindre aujourd’hui. Nous restâmes silencieux ; puis je lui serrai la main, lui disant que j’avais reçu tous ses envois, et je rentrai à l’ambulance.

En effet, le préfet m’avait envoyé : dix barriques de vin rouge, deux d’eau-de-vie, trente mille œufs rangés dans des caisses pleines de chaux et de son, cent sacs de café, vingt boîtes de thé, quarante caisses de biscuits Albert, mille boites de conserves et quantité d’autres choses.

M. Menier, le grand chocolatier, m’avait envoyé cinq cents livres de chocolat. Un de mes amis, minotier, m’avait fait don de vingt sacs de farine, dont six de