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prends pas du tout. » Mon doigt restait tendu vers l’objet désigné : « Donnez-le-moi ? lui dis-je. — Mon paletot ? — Oui. — Pourquoi faire ? — Pour mes blessés convalescents. » Il s’esclaffa en tombant sur un siège.

Je repris, un peu vexée par ce rire inextinguible : « Ce n’est pas si drôle, ce que je dis là. Écoutez-moi : J’ai un pauvre garçon qui a seulement deux doigts emportés, il ne veut pas rester au lit, et ça se comprend. Sa capote de soldat n’est pas assez chaude, et j’ai beaucoup de mal à chauffer le grand foyer de l’Odéon, où se tiennent les gens valides ; cet homme-là a chaud maintenant, parce que j’ai pris le paletot d’Henri Fould qui est venu l’autre jour me voir, et comme mon blessé est un colosse et qu’Henri Fould est un géant, je n’aurais jamais retrouvé une semblable occasion ; mais il va me falloir beaucoup de paletots, et celui-ci me paraît très chaud. » Je caressais l’intérieur fourré du vêtement convoité.

Le jeune préfet étouffait de rire. Il vida les poches de son paletot et, me montrant un magnifique foulard de soie blanche qu’il retira de la plus profonde : « Vous me permettez de garder mon foulard ? ».

Je fis signe que oui, d’un air résigné. Il sonna et, reprenant un air solennel, malgré le rire de ses yeux, il dit à l’huissier en lui remettant le paletot : « Portez cela dans la voiture de ces dames. » Je le remerciai et partis tout heureuse.

Je revins douze jours après, avec une liste couverte de signatures des propriétaires et commerçants du quartier de l’Odéon ; mais je restai pétrifiée sur le pas de la porte du cabinet du préfet, car celui-ci, au lieu de s’avancer vers moi, se précipita vers un placard qu’il