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Je me souvenais d’un comte de Kératry qui m’avait été présenté chez ma tante, le soir où j’avais dit des vers accompagnée par Rossini ; mais c’était un jeune lieutenant, joli garçon, spirituel et fringant. Il m’avait introduit chez sa mère. Je disais des poésies dans les soirées de la comtesse.

Le jeune lieutenant était parti pour le Mexique. Nous avions correspondu pendant quelque temps. Puis les hasards de la vie nous avaient séparés.

Je demandai à Guérard si elle pensait que le préfet était proche parent de mon jeune ami. « Je pense que oui », me dit-elle. Et nous causâmes de cela dans la voiture qui nous conduisait, car je me rendis de suite aux Tuileries, où siégeait le préfet.

Mon cœur se serra en arrivant devant le perron. J’étais venue là quelques mois auparavant, un matin d’avril, avec Mme Guérard. Comme aujourd’hui, un huissier avait ouvert la portière de ma voiture ; mais le doux soleil d’avril éclairait alors les marches, s’accrochait aux brillantes lanternes des équipages, qui sillonnaient la cour dans tous les sens.

C’était alors un va-et-vient empressé et joyeux de jeunes officiers, un élégant échange de saluts. Aujourd’hui le soleil de novembre, ouaté et sournois, plombait tout ce qu’il touchait. Les fiacres noirs et souillés se succédaient, accrochant la grille, écornant les marches, reculant ou avançant sous la grossière interpellation des cochers. Les saluts s’échangeaient par des : « Comment vas-tu, vieux ? — Oh ! la gueule de bois ! — Eh bien, a-t-on des nouvelles ? — Oui, nous sommes f... ! etc.... »

Ce palais n’était plus le même. L’atmosphère était changée. Le parfum léger que laisse dans l’air le pas-