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avions tant ri d’elle alors qu’elle était déjà touchée par le malheur.

Rentrée chez moi, je fis prévenir ma mère que j’irai la voir dans la journée. Elle vint de suite, désirant savoir dans quel état de santé je me trouvais. C’est alors que nous arrangeâmes tout pour le départ de la famille, sauf moi qui voulais rester dans Paris assiégé. Ma mère, mon petit garçon et sa bonne, mes sœurs, ma tante Annette qui dirigeait ma maison, et la femme de chambre de ma mère, toutes furent prêtes à partir le surlendemain. J’avais fait retenir au Havre, à Frascati, ce qu’il fallait pour toute la smala.

Mais vouloir partir n’était rien. C’est pouvoir partir. Les gares étaient envahies par des familles comme la mienne qui émigraient par sagesse.

J’avais envoyé mon intendant retenir un compartiment. Il revint trois heures après, les vêtements déchirés, ayant reçu force coups de poing et de pied. « Madame ne peut pas aller dans cette foule, me dit-il, c’est impossible. Je ne suffirai pas pour la défendre. Et encore, si Madame était seule... mais avec Madame votre mère, ces demoiselles, et les enfants... c’est impossible, impossible. »

Je fis chercher en hâte trois de mes amis, je leur expliquai mon embarras, et les priai de m’accompagner.

J’adjoignis à mon intendant mon maître d’hôtel et le domestique de ma mère, lequel amena avec lui son jeune frère, qui était curé et qui se prêta de bonne grâce à nous accompagner. Nous partîmes tous dans un omnibus de chemin de fer. Nous étions dix-sept et il n’y avait en réalité que neuf voyageurs. Eh bien, je vous affirme que ces huit défenseurs n’étaient pas de trop, car ce n’était pas des êtres humains qui prenaient