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grand’mère. Impossible de remonter par le grand escalier, rendu impraticable par l’épaisse fumée qui l’emplissait. Charles Haas, qui m’accompagnait, nu-tête et en frac, le gardénia à la boutonnière, s’engagea avec moi dans la cage étroite de l’escalier de service. Nous fûmes vite au premier étage. Mais là, je sentis mes jambes trembler, mon cœur s’arrêter ; et le désespoir s’empara de mon cerveau. La porte de la cuisine était fermée à triple tour. Mon aimable compagnon était grand, mince, élégant, mais sans forces. Je le suppliai de descendre chercher un marteau, une hache, quelque chose ; mais au même instant, un violent coup d’épaule donné par un nouvel arrivant fit céder la porte. Ce nouveau venu était M. Sohège, un ami, brave et charmant homme. Alsacien aux larges épaules, connu de tout Paris, rendant service à tout le monde, gai et bon.

Je conduisis mes amis dans la chambre de ma grand’mère. Elle était assise sur son lit et s’époumonnait à appeler Catherine, la servante qui était pour son service spécial. Cette fille de vingt-cinq ans, grosse Bourguignonne forte en chair et en sang, dormait paisiblement malgré le brouhaha de la rue, le tapage des pompes qui arrivaient enfin, et les cris affolés des habitants de la maison.

Sohège la secoua, pendant que j’expliquai à ma grand’mère le pourquoi de tout ce bruit et de l’envahissement de la chambre. « Bien », dit-elle ; et elle ajouta froidement : « Je vous prie, Sarah, de me passer ma malle qui est en bas de la grande armoire dont voici la clef. — Mais, grand’mère, la fumée commence à entrer ici, nous n’avons pas de temps à perdre... — Alors, faites ce que vous voulez, je ne partirai pas sans ma malle. »