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Après Kean, je jouai La Loterie du Mariage. Pendant que je répétais cette pièce, Agar vint me trouver dans le coin où je me tenais de coutume, assise sur un petit fauteuil que je faisais prendre dans ma loge, les pieds sur une chaise de paille. Je préférais cet endroit, parce qu’il y avait un bec de gaz qui l’éclairait, et que je pouvais travailler en attendant que ce fût mon tour d’entrer en scène. J’adorais broder, faire de la mignonnette et de la tapisserie. J’avais un tas de petits ouvrages commencés, et je prenais tantôt l’un, tantôt l’autre, au gré de mon désir.

Mme Agar était une admirable créature, créée pour la joie des regards. Grande, pâle, brune, avec des yeux noirs larges et doux ; une toute petite bouche, aux lèvres épaisses et arrondies, soulevée dans les coins par un imperceptible sourire, meublée de dents ravissantes ; la tête merveilleusement casquée par des cheveux abondants et luisants ; elle était l’incarnation vivante des plus beaux types de la Grèce antique ; ses mains, belles et longues et un peu molles ; sa démarche lente et un peu pesante achevait l’évocation.

Elle était la grande tragédienne du théâtre de l’Odéon. Elle s’avançait vers moi de son pas mesuré. Derrière elle, suivait un jeune homme de vingt-quatre à vingt-six ans. « Tiens, ma chérie, dit-elle en m’embrassant, tu peux faire le bonheur d’un poète. »

Et elle me présenta François Coppée.

Je fis signe au jeune homme de s’asseoir, et je le regardai mieux. Son beau visage, émacié et pâle, était celui de l’immortel Bonaparte. Tout mon être sursauta d’émotion, car j’adore Napoléon Ier. Surtout Bonaparte.

« Vous êtes poète, Monsieur ? — Oui, Mademoiselle… (Lui aussi, sa voix tremblait, car il était encore plus