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J’habitais l'été un pavillon dans la villa Montmorency, à Auteuil. Je venais dans un « petit-duc » que je conduisais moi-même. J’avais deux poneys merveilleux que m’avait donnés ma tante Rosine, parce qu’ils avaient failli lui casser la tête, s’étant emballés à Saint-Cloud près d’un manège tournant de chevaux de bois.

Je longeais tous les quais à fond de train ; et, malgré l’atmosphère diamantée par le soleil de juillet, malgré la gaieté des bruits du dehors, c’est avec une véritable joie que j’escaladais les marches froides et fendillées et que je me dirigeais vite vers ma loge, distribuant des bonjours en courant. Puis, dégagée de mon manteau, de mon chapeau, de mes gants, je bondissais sur la scène, heureuse d’être enfin dans cette ombre infinie. La maigre lumière de la « servante » accrochait, de ci, de là, soit un arbre, soit une tourelle contre le mur, soit un banc ; et les visages des artistes ne recevaient la lumière que par instants.

Moi, je ne trouvais rien de plus vivifiant que cet air plein de microbes ; rien de plus gai que cette ombre ; rien de plus lumineux que ce noir !

Un jour, ma mère eut la curiosité de venir voir les coulisses. J’ai cru qu’elle allait mourir de dégoût. « Ah ! malheureuse enfant ! Comment peux-tu vivre là-dedans ? » murmura-t-elle. Et, arrivée dehors, maman respira, humant l’air à plusieurs reprises.


Oui, je pouvais vivre là-dedans. Je ne vivais même bien que là-dedans. Depuis, j’ai un peu changé. Mais j’ai encore une grande sympathie pour cette usine sombre dans laquelle, joyeux lapidaires de l’art, nous taillions les pierres précieuses fournies par les poètes.