Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/194

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rentrée, sans le soutien des dents, avait laissé le nez s’écrouler sur cette moustache rousse. C’était un masque terrible et ridicule qui avait remplacé le doux visage de mon amie. Ce masque était d’un homme. Ces mains petites et fines étaient mains de femme.

Les jeunes religieuses avaient les yeux agrandis par la frayeur ; et, malgré l’affirmation de la sœur infirmière qui avait vêtu le pauvre corps mort, malgré son affirmation que ce corps était un corps de femme, elles tremblaient, les petites sœurs, et se signaient sans cesse.


Le lendemain de la lugubre cérémonie, je débutai à l’Odéon dans Le Jeu de l’amour et du hasard. Je n’étais pas faite pour Marivaux, qui exige des qualités de coquetterie, de préciosité, qui n’étaient pas alors et ne sont pas miennes. Puis, j’étais un peu trop mince. Je n’eus aucun succès.

Et Chilly, qui passait dans le couloir au moment où je causais avec Duquesnel qui m’encourageait, Chilly lui dit en me désignant : « Une flûte pour les gens du monde, il n’y a même pas de mie. »

J’étais outrée de l’insolence de cet homme. Le sang empourpra ma figure, mais je vis dans le nimbe de mes yeux mi-clos le visage de Camille Doucet, ce visage toujours rasé de frais et tout jeune, sous sa couronne de cheveux blancs.

C’était une vision de mon esprit toujours en éveil pour la promesse faite. — Mais non, c’était bien lui. Il vint à moi : « Que vous avez une jolie voix ! Et quel plaisir nous prendrons à votre second début ! » Cet homme était toujours courtois, mais véridique. En effet, il n’avait pris aucun plaisir à ce début : et il s’en promettait un grand pour mon second.