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avertit. D’un signe léger de ses yeux, elle dirigea mon regard sur la table placée près d’elle ; et, dans un verre, je vis toutes les dents de ma chère vieille amie. Je plantai dans le verre les trois roses que je lui avais apportées, et je l’embrassai en m’excusant de mon impertinente curiosité.

Je quittai le couvent le cœur très gros, car la Supérieure, qui m’avait emmenée dans le jardin, m’apprit que ma chère Mlle de Brabender ne pouvait vivre longtemps.

Je revins donc chaque jour voir ma douce éducatrice.


Mais les répétitions commencèrent à l’Odéon, et je dus espacer mes visites. Un matin, vers sept heures, on vint du couvent me chercher en toute hâte, et j’assistai à la triste agonie de la douce créature. Son visage s’éclaira, à la suprême minute, d’une béatitude si grande, que j’eus subitement envie de mourir. Je baisai ses mains déjà froides qui tenaient le crucifix ; et je demandai la permission de revenir pour la mise en bière, ce qui me fut accordé.

En arrivant à l’heure fixée le lendemain, je trouvai les sœurs dans un état de consternation tel, que j’en pis peur. « Qu’est-il arrivé, mon Dieu ? » On me désigna la porte de la cellule sans mot dire ; dix religieuses entouraient le lit sur lequel reposait l’être le plus étrange qu’il fût possible de voir. Ma pauvre institutrice, roide sur son lit mortuaire, avait le visage d’un homme : sa moustache avait allongé et une barbe d’un centimètre entourait son menton. Cette moustache et cette barbe étaient rousses, tandis que ses longs cheveux blancs encadraient son visage ; la bouche