Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
156
MA DOUBLE VIE

en plusieurs jours à convenir qu’il valait mieux que je vive à ma guise chez moi.

La chose fut acceptée. Tout alla pour le mieux. Mes sœurs étaient présentes à la conversation. Ma sœur Jeanne se coula près de maman ; et subitement, Régina, qui avait refusé de me parler et de me regarder depuis trois semaines que j’étais revenue, sauta brusquement sur mes genoux : « Emmène-moi cette fois, je t’embrasserai. »

Je regardai ma mère, un peu confuse. Elle me dit : « Oh ! prends-la, elle est si insupportable... » Et Régina, sautant à bas, se mit à danser la bourrée en murmurant des mots grossiers et fous. Puis elle m’embrassa à m’étouffer, bondit sur le fauteuil de maman et dit en l’embrassant de droite, de gauche, sur les cheveux, sur les yeux : « T’es contente, dis, que je m’en vas ?... Tu pourras tout donner à ton Jeannot ! »

Maman rougit légèrement ; mais son regard se fondit en un inénarrable amour en s’arrêtant sur ma sœur Jeanne. Elle repoussa doucement Régina qui reprit sa bourrée, et, appuyant sa tête renversée sur l’épaule de Jeanne : « Nous resterons nous deux », dit-elle. Et il y avait tant d’inconscience dans ce regard et dans cette phrase que j’en restai stupéfaite. Je fermai les yeux pour ne pas voir et je n’entendis plus que la bourrée lointaine de ma plus jeune sœur qui scandait chaque coup de pied sur le parquet par un : « Nous aussi, nous deux, nous deux !... »

C’était un drame bien douloureux qui agitait ces quatre cœurs dans ce petit intérieur bourgeois.