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MA DOUBLE VIE


Je m’installai donc près de ma mère, et je repris momentanément ma chambre de jeune fille, car j’avais appris par une lettre de Guérard que ma grand’mère paternelle avait enfin consenti à la transaction offerte par maman. Mon père m’ayant laissé une somme à toucher le jour de mon mariage, ma mère avait, sur ma prière, demandé à ma grand’mère de me donner la moitié de cette somme. Cette dernière avait enfin consenti, disant qu’elle toucherait l’usufruit de l’autre moitié de la somme, mais que cette moitié resterait à ma disposition si je changeais d’idée et si je consentais à me marier.

Donc, j’étais bien décidée à vivre ma vie. A me séparer de ma mère. A vivre chez moi, indépendante. J’adorais maman, mais nos idées étaient si peu les mêmes.

Et puis, chez maman, mon parrain qui venait depuis des années, des années, déjeuner, dîner, et faire le whist, mon parrain m’était odieux. Il me froissait sans cesse. Vieux garçon, richissime, sans aucune famille, il adorait ma mère qui avait toujours refusé l’offre de son alliance. Elle l’avait supporté d’abord comme ami de mon père ; puis, mon père mort, elle le supporta comme « habitude » et s’ennuyait de ne pas le voir quand il était souffrant ou en voyage.

Mais, placide et autoritaire, ma mère ne souffrait aucune contrainte. L’idée de se donner un maître à nouveau la révoltait.

Elle avait un entêtement plein de douceur qui aboutissait parfois à la plus violente colère ; alors, ma mère devenait pâle, pâle ; ses yeux se cerclaient d’un violet ; ses lèvres tremblaient, ses dents s’entrechoquaient, et ses beaux yeux devenaient fixes ; les mots s’entrecou-