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MA DOUBLE VIE

à Alicante. Ah ! ce débarquement ! Je dus sauter de bateau en bateau, de planche en planche, risquant cent fois de tomber à l’eau, car j’ai le vertige. Et ces petites passerelles sans rampes, sans cordes, sans rien, jetées d’un bateau à l’autre, pliant sous mon faible poids, ces petites passerelles me semblaient une corde tendue dans l’espace.

Épuisée de fatigue et de faim, je descendis dans le premier hôtel qui me fut indiqué.

Quel hôtel !… Une maison de pierre, aux arcades basses. On me donna le premier étage. Jamais ces gens-là n’avaient vu deux dames descendre dans leur maison.

La chambre à coucher était une vaste pièce, basse de plafond. Et, comme ornements, il y avait, rangées en guirlandes, d’énormes arêtes retenues par des têtes de poissons. En clignant des yeux, on aurait pu prendre cet ornement pour de fines sculptures antiques. Mais non, c’étaient des arêtes de poissons.

J’avais fait dresser un lit pour Caroline dans cette chambre sinistre. Nous avions glissé les meubles contre toutes les portes ; et je m’endormis toute vêtue.

Je n’osais me coucher dans ces draps, moi qui avais l’habitude des draps fins et parfumés à l’iris, car ma jolie maman avait, comme toutes les Hollandaises, la folie du linge et de la propreté ; et elle m’avait inculqué cette douce manie.

Il devait être cinq heures du matin quand j’ouvris les yeux, par instinct sans doute, car aucun bruit ne m’avait éveillée. Une porte, donnant je ne sais où, venait de s’ouvrir, et un homme passait la tête. Je poussai un cri strident et me jetai sur ma petite Vierge que je brandissais folle de terreur.